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jeudi 18 avril 2013

Pour une Tunisie en couleurs, et non en noir et blanc



Saadia Mosbah, voix qui monte des viscères de notre pays, pardonne-moi de n'avoir pu t'entendre plus tôt.


Le mot chien, assure Aristote, ne mord pas. Ni n'aboie d'ailleurs, nous rappelle Gérard Genette."Mais, souligne ce même auteur, rien n'interdit à quiconque d'opiner au contraire, et de tendre l'oreille ou garer les fesses".1

Les Tunisiens sont-ils racistes? Voilà un "chien" qui risque de faire tourner les talons à bien de prévenus alertes ! Rien qu'à soupçonner les supposés d'une pareille interrogation, plus d'une sainte nitouche dirait: "quoi ? nous racistes ? A Dieu ne plaise !"

Saadia Mosbah

Ceux que la question pourrait étonner, persuadés de l'exception tunisienne à ce propos, se trompent.
Nous ne sommes pas immunisés contre cette gale. Ni contre tant d'autres formes d'intolérance, toutes indignes des hommes authentiquement libres, authentiquement hommes. Dans la Tunisie bourguibienne puis benalyenne, il était de bon ton de nous auto-encenser et nous complaire dans une certaine image de marque nationale qui nous flattait. Qui flatte encore l'écrasante majorité du peuple, au vu des mobilisations citoyennes que suscitent les périls menaçant nos acquis, nos valeurs progressistes dont certaines datent de Carthage. Nous disions, nous disons toujours que les Tunisiens, produit de  multiples brassages de populations et de cultures dont leur terre n'a jamais cessé d'être le creuset, sont de nature ouverts. La position géographique du pays, son histoire et sa civilisation multimillénaires auraient vacciné ses habitants contre les virus susceptibles de menacer leur cohésion.
 
Hélas, la réalité n'est pas tellement conforme à cette image. La révolution qui pâtit depuis deux ans d'un fascisme religieux nous a révélé combien l'idéal est encore très loin du réel. Faut-il mettre davantage en lumière le fossé qui nous sépare de ce à quoi nous aspirons en parlant encore de racisme ? Beaucoup, à tort, estiment que ce n'est pas le moment d'en rajouter. Nous en avons déjà assez, dit-on, avec le salafisme jihadiste, péril qui angoisse tous les Tunisiens, plus urgent, prioritaire. Nous voyons renaître en plus, dans certaines zones oubliées par le développement, une forme de régionalisme qui nous inquiète, quand, au nom de la décentralisation, une partie des Tunisiens se dresse contre une autre, ou contre le reste des Tunisiens. Nous avons vu aussi et voyons encore réapparaitre des haines, des dissensions qu'on croyait révolues, des heurts sanglants entre douars, tribus, archs, pour un pouce de terre sur quoi untel, de tel sang, a indûment empiété.  Bref, nous dit-on, il ne faudrait pas rajouter au fardeau déjà assez lourd, sous peine de voir le dos de la jeune révolution brisé sous tant de charges.

Mais le bel alibi ne tient pas, qui tombe à faux dès qu'on rappelle les objectifs de la révolution. Car la chanson qu'on répète, le slogan cher aux révolutionnaires, le son de cloche partout repris, les jérémiades continuelles au nord comme au sud, ne sont-ils pas justement pourquoi le peuple a consenti des morts et fait une révolution?
Quand on monte ici et là en créneau pour rappeler les laissés-pour-compte, pourquoi en exclure les éternels exclus de toutes les "révolutions"? A-t-on vu un ministre noir, ou même son ombre, dans les différents gouvernements qui ont succédé à la chute de Ben Ali ? Combien y a-t-il de députés noirs dans notre Assemblée constituante? Combien de Noirs gouverneurs, délégués, directeurs dans telle ou telle administration nationale ?

Le racisme n'est pas seulement le mépris manifesté, articulé, le regard arrogant, hautain, l'insulte sous-entendue ou proférée en toutes lettres, qu'une race, à travers des individus ou des groupes de sa couleur, se permet à l'encontre d'une autre. Il n'est pas non plus seulement dans l'agression physique qui cible une couleur différente, une peau non partagée, quand la haine exacerbée franchit le pas qui l'ôte à toute compression, la rend littéralement palpable. Mais il y a pire: le racisme latent, invisible, muet: l'indifférence. Et l'exclusion qui s'ensuit sous toutes ses formes.

Dans la Tunisie souffrant de ce mal qui nous intéresse ici, tout combat contre le racisme qui ne commence pas par apporter les soins appropriés à l'indifférence et à l'exclusion est voué à l'échec. Nous croyons avoir fait une révolution pour tous les Tunisiens, alors que nous sommes en réalité encore loin de l'avoir faite cette révolution. Il est temps, grand temps, de nous demander ce que la prétendue révolution de la Dignité a donné aux Noirs tunisiens.

De 1846, date à laquelle notre pays a aboli l'esclavage, à l'heure de cet article, en passant par l'indépendance de 1956, que sont au juste dans leur pays les citoyens noirs? Peut-être des hommes émancipés, encore faut-il que tout le monde soit d'accord là dessus, ce qui n'est pas toujours évident quand notre langage, miroir de l'inconscient, révèle que beaucoup d'entre nous sont encore à l'âge des esclavagistes2. Peut-être, voire assurément, ces citoyens sont-ils une bonne chair à canon. Et à charbon dans l'ère des auto-immolations par le feu. Là-dessus, il n'y aurait pas beaucoup de marge pour la chicane. Mais quand les canons se taisent, et depuis le temps qu'ils se sont tus, depuis que la radio et la télévision ronronnent la douce chanson d'une Tunisie pour tous les Tunisiens, les Noirs, personne ne les voit réellement lotis dans cette Tunisie. On les estompe loin derrière nous. Plus loin que les déshérités de Sidi Bouzid, plus morts que les martyrs de la révolution, exclus comme tant d'autres ayants-droit sur le papier qui crèveront probablement tous, eux et leur postérité, avant que la révolution ne songe à les consoler d'une belle épitaphe !

A preuve, cette constitution dont on ne cesse de débattre depuis l'âge de Noé, les papiers encrés et sur-encrés, les projets, les amendements, toute cette paperasse et les années passées à les élucubrer, y a-t-on consacré une ligne, une seule, la plus petite mention qui soit pour dire quelle place les Noirs ont dans notre constitution ?

Le vrai racisme tunisien réside essentiellement à ces deux derniers niveaux. Le jour où la Tunisie relèvera le front, et découvrant la poitrine avec fierté, donnera le sein à tous ses enfants sans distinction de race, de confession ni de couleur politique, le racisme comme langage, attitude ou pensée, tombera de lui-même, sera caduc, pâle souvenir d'un passé vieux et lointain.


Saâda, première merveille de l'âge candide

Tout petit, pour être né dans une contrée presque hors de l'écoumène, une zone rurale perdue au sud tunisien, la première fois que j'ai vu un Noir c'était à l'âge de six ans.

Je ne savais encore rien des pyramides de Memphis, rien des jardins suspendus de Babylone. De l'ébène dont on vante partout le bois et le beau poli, je ne savais rien. Ni n'avais entendu parler de Saba et Balkis sa reine. Et je ne soupçonnais pas, à cet âge tendre, qu'il pût y avoir dans l'univers une beauté tout aussi enchanteresse que la première merveille dénichée par mes yeux dans ce monde. Une merveille que l'école m'avait révélée en même temps que les lettres de l'alphabet et les figurines du maître. Une camarade de classe de mon âge, avec qui je partageais le pupitre en bois, le banc d'écolier. Avec qui je partagerais aussi pour un bout de temps les olives noires, les figues sèches, les dattes. Les châtiments du maître aussi, en toute équité mérités, et supportés avec délice tant qu'ils étaient partagés. La retraite battue, quand tous les petits se disputaient l'honneur de franchir le premier la cour de l'école vers la sortie, pour ma première merveille découverte comme pour moi- l'honneur et le bonheur étaient d'être constamment à la traîne. Afin de partager encore, rentrant chacun à sa maison, un bout de chemin commun et les dernières miettes du goûter qui nous restaient.

Cette petite reine noire que je porte à ce jour dans mon cœur s’appelle Saâda.


Elle n'avait d'autre couronne que la couleur de sa peau. Il est certain qu'elle était belle, très même. Mais quelquefois je me demandais si je ne m'étais pas trompé; je me disais qu'elle n'était peut-être pas aussi belle qu'elle me paraissait, car je ne voyais personne de mes petits camarades masculins me la disputer. Sans doute étais-je trop candide encore pour deviner ce qui les éloignait de Saâda. Je ne savais pas encore ce qu'est le racisme. Et même si j'avais pu le découvrir, ou en soupçonner quelque chose par la suite, je ne pense pas que cela ait pu me déplaire ou susciter ma colère. Au fond de moi, consciemment ou non, j'aurais plutôt sourdement remercié les racistes d'être insensibles à la beauté de Saâda. Pour le bonheur « égoïste » de celui qui l'a tant aimée. Et qui n'aurait pas souffert que sa petite reine pût enchanter d'autres yeux que les siens.

J'ignore ce que Saâda est devenue aujourd'hui, si elle est encore en vie ou n'est plus de ce monde. Mais chaque fois que la mémoire remonte à la source de l'affection, c'est Saâda qu’elle rencontre à tous les carrefours, avec toujours un reste de goûter qu'elle vient partager avec moi.

Et quel doux émoi quand la mémoire rappelle le meilleur des offrandes partagées !
Deux mains voisines sur le pupitre, là au milieu, à un centimètre plus bas que l'encrier de notre vieille école du buvard et de la plume. Deux mains côte à côte, à plat posées !

Quel enchantement pour nos yeux surplombant de telles mains, à voir chacune s'éblouir de ce que l'autre lui donnait ! Dix doigts alignés, un pouce de chaque côté, au milieu les deux auriculaires: nous ne savions même pas à quoi la forme conique ainsi faite ressemblait. Jusqu'au jour où le maître nous a surpris !

Si le maître ne dicte pas, ne voit rien, s'il ne fait pas les cent pas entre les rangées, pour les mains ainsi étalées c'est presque un moment d'ivresse mystique, une étreinte d'épidermes, la fusion entre ces petites mains elles-mêmes, la chair à deux couleurs avec le bois. Impossible de les séparer. De réprimer le courant qui les unit. Impossible de les détacher de leur support auquel elles semblent soudées. Impossible de trouver entre elles une fissure, si minime soit-elle, pour y glisser l'oreille d'une feuille, d'un buvard.

Et ce magnétisme étrange, ce tropisme candide invincible, n'a rien de pervers. Rien de ce que pourrait suggérer une lecture savante, le regard d'un adulte imbu de son savoir analytique, de sa science infuse ou des armes de la psy.

Elle et moi n'avions que six ans. S'il pouvait y avoir quelque chose de libidinal dans ce jeu d'enfants candides, ce ne pourrait-être que de la sensualité sublimée, édénique -je dirais. L'enchantement pur de deux peaux qui s'épient, bien plus par la vue que par le toucher en soi, dans le bain d'un fluide mystique et imparable. Et le bonheur des yeux venait de la magie de ces couleurs disparates mais unies, qui se valorisent réciproquement par le contraste leur, et de ce même contraste se complètent au lieu de s'opposer, s'attirent au lieu de se repousser.  

Plus tard tout au long de ma vie, quand dans la rue, dans un commerce, un square, je vois un couple mixte, outre le doux frisson, irrépressible que cette union heureuse me procure, je me sens baigné, baignant dans l'éternel fluide qui les unit. Le même bonheur édénique perçu par nous deux il y a une éternité. Et je me sens  heureux pour ce couple, heureux pour les petits que nous étions, l'un et l'autre généreux, d'avoir osé sentir en bas âge ce que les racistes, leur vie durant, seront incapables de sentir. C'est au creuset de la différence que la beauté sublime se fait, croît, grandit et jouit le plus intensément de la vie.

Quand le maître a découvert notre jeu, l'année était presque finie. Nous reçûmes, les mains dans la même étreinte, dix coups de baguette. Étaient-ils douloureux ? je ne m'en souviens plus. Mais je me rappelle que ce fut à tel prix que nous avons appris comment dessiner, en bas âge et à deux mains, un cœur humain !  
 
J'ignore ce que Saâda est devenue, si elle se souvient encore de moi au cas où elle serait encore de ce monde, mais moi je ne l'ai pas oubliée. Ni ne suis près de jeter les reliques que je conserve d'elle dans ma mémoire. Car c'est à leur lumière que, grandissant, j'ai appris l'amour de l'humanité. Je dois à ma petite camarade de six ans ma stature d'homme libre, ma fibre d'enfant de tous les continents. Ce que j'ai transmis à mes enseignés et mes enfants. Ce que j'écris ici. Elle est constamment dans ma peau, dans mon pouls comme le crépitement d'une fine grêle de feu, dans chacun de mes combats pour le triomphe de l'humanisme. Et dans le sourire de chaque Noir où que je le rencontre, dans la chaleur de sa poignée de main où que je la reçoive, dans l'étreinte du frère noir où qu'il me reconnaisse des siens.

Saadia, petite sœur, pardonne que je ne t'aie pas revue plus tôt !

Et si je projette sur ton visage, sans embarras aucun, la tendresse que je ressens pour Saâda, c'est que "revoir" n'est pas seulement un jeu de rhétorique pour moi, n'est pas qu'un verbe au sens figuré, mais une perception réelle, authentiquement ressentie.


Reina Saba, chanteuse centrafricaine
C'est seulement aujourd'hui que j'ai déniché ta photo, lu ton texte, et repensant à l'heureux enfant qui, à travers Saâda, puis les frères du continent et ceux de la planète, t'avait aimée alors qu'il n'avait que six ans, j'ai décidé de t'écrire ce mot.

Pour te dire ce que j'ai souffert, et dieu sait ce que j'ai souffert, fier tunisien et pas moins africain que le plus noir du continent, en lisant ce texte où tu clamais haut l'amour de ton pays, le nôtre. Tout en faisant, juste et si fort, le procès de ce racisme monstrueux qui nous donne des sueurs et des frayeurs.

Se peut-il, Saadia, que la Tunisie éponyme de l'Afrique, l'Ifriqia dont les premiers dieux tutélaires sont le Saturne africain et sa parèdre la non moins africaine Tanit, puisse être si méconnaissable?

Se peut-il que le premier pays arabe à avoir aboli l'esclavage, y précédant même une légion de pays occidentaux censés plus rapides sur les voies pionnières (Suède, France, USA, la plupart des pays d’Amérique latine, la Russie, l'Espagne) puisse être à ce point raciste?

Se peut-il que le pays de Barg Ellil (Eclair de la nuit), pays qui riait, pleurait et s'émerveillait entier quand j'étais jeune, les samedi soir ne dormait jamais tant qu'il n'ait suivi le dernier épisode du feuilleton radiodiffusé, dont le héros est noir et esclave, puisse à ce point devenir "noir et blanc"?

Quand j'ai lu ton texte, Saadia, comme toi j'ai eu honte. Non d'être tunisien mais pour la Tunisie qui ne mérite pas qu'on la prostitue ainsi, qu'on la gangrène, que le fanatisme religieux des uns, le racisme primaire des autres, l'intolérance inadmissible des uns et des autres, la rabaissent à nos propres yeux, aux yeux du continent et dans le concert des nations.

Ni notre religion ni nos lumières ne justifient cette haine qui s'empare d'une partie de nous-mêmes pour la dresser contre l'autre. Nous ne voulons pas de cette lèpre que nous condamnons où qu'elle puisse flétrir un pays, que nous n'acceptons pas de voir parmi nous flétrir le nôtre. Notre pays, constamment au confluent des civilisations, aux quatre vents ouvert depuis la source du temps, beau aux yeux du monde en raison de sa capacité à parler Orient, Occident, Nord et Sud, tout en restant tunisien, ne peut pas permettre à la vermine raciste, pas plus qu'à l'obscurantisme dont la vermine se nourrit, de le souiller.

Notre peuple est le produit de mille et un brassages d'hommes et de sangs. Berbères, Puniques, Romains, Arabes, Turcs. Il y a des milliers d'ans, sur cette terre et pour cette terre le sang versé pour défendre Carthage, ou étendre ses frontières, ne se disait jamais noir, ou pas noir.  Dans l'histoire de Tacite et la mémoire du peuple, c'est le sang carthaginois. Pour repousser les premières vagues de la conquête islamique, pour prendre le flambeau du conquérant ensuite, pour bâtir toute l'histoire qui a permis à notre pays d'étendre vers d'autres pays et d'autres continents l'islam, pour reconduire enfin l'histoire à l'indépendance, au milieu du siècle dernier, puis  à la révolution du 14 janvier, les Noirs et pas noirs se sont toujours appelés Tunisiens, blessés ou morts, et jamais combattants de telle race ou de telle confession.
C'est pourquoi, Saadia, quand j'ai lu ton texte, comme toi j'ai eu honte. Et c'est peu dire, trop peu dire que j'ai eu honte. J'ai eu, et j'ai encore, envie de hurler pour vomir ma colère, mon indignation, mon refus de souscrire à ces actes racistes qui profanent notre Tunisie.

Puisse ce cri de dignité atteindre les cœurs malades et réanimer en eux, plus noble et digne de notre Tunisie, l'amour de l'humanité !

Merci du fond du cœur pour ton texte,
Saadia

Je sais que l'essentiel je l'ai passé sous silence, ou pas à fond traité: où est ma Saâda, elle et son frère, dans le paysage télévisuel, cinématographique, politique ? Pourquoi nous n'aurions pas notre Obama ? Je ne dirais pas Angela Davis parce que toi, pour notre fierté, tu la réincarnes parfaitement.
Et puis où sont les autres Tunisiens ? les non-musulmans d'abord:  juifs, chrétiens, athées ?
Où sont aussi les bi-nationaux tunisiens?

La lutte continue. Ensemble nous ouvrirons bientôt des brèches dans ce mur à détruire, et le plus tôt possible. Parce qu'il procède non pas seulement du même racisme, de la lèpre même, mais de son germe fondamental, la graine du racisme.

Ahmed Amri
18.04.2013 




=== Notes ===

1- Gérard Genette, Mimologiques : Voyage en Cratylie, Seuil, coll. « Poétique », Paris, 19761, p.7


2- "Loussif" (de الوصيف al-wassif, esclave) et "kehlouche" (de akhal, de kohl كحل [khôl] collyre noir, avec connotation péjorative) ne sont que deux petits exemples d'un glossaire raciste tunisien qui révèle combien nous sommes en retard par rapport au progrès revendiqué.

Au même sujet sur ce blog:

Tunisie: justice pour tes enfants mal-aimés!

dimanche 17 février 2013

Hussein, debout! - Par Chokri Belaid


Il avait 23 ans, le chahid Chokri Belaid, quand il a écrit ce poème. Hommage direct, bouillant, à une grande figure de la pensée marxiste arabe, Hussein Mrawa(1), assassiné à Beyrouth par les prisonniers de la pensée unique. Bien que le poème soit long, que le souffle épique y transcende l'oration funèbre,   à plus d'un égards il y a lieu de penser qu'il n'a pas subi beaucoup de ratures. Non pas que la langue laisse à désirer; à tous points de vue elle est impeccable. Non plus que le bagage culturel de l'étudiant soit modeste: au contraire, il ferait pâlir beaucoup d'érudits, pour ne pas dire des sommités de la recherche académique, tant l'intertextualité du poème appelle des retours incessants à l'histoire politique, religieuse et littéraire. Mais c'est plutôt parce qu'on y flaire le produit de premier jet, l'encre et ses bavures,  que le jeune étudiant en droit et militant coriace de l'UGET et du MOUPAD, a dédié à une icône, et non des moindre, du combat avant-gardiste arabe. Une coulée de laves jaillie des tripes, un torrent irrépressible déversé sur les mains et le papier, à l'heure où la fraîcheur émotionnelle brûle encore aux yeux, à l'heure où le cœur, gros et soulevé, suffoque de sa colère. Le Libanais Hussein Mrawa est à la pensée arabe moderne ce qu'était Gramsci à la pensée marxiste en Occident, une plume trempée à la fois dans la philosophie de la praxis et, indirectement, de par son investissement dans la récupération du patrimoine révolutionnaire arabe,  l'historiographie, ou la philosophie de l'histoire. Son assassinat en 87 par les apôtres de l'obscurantisme islamiste a suscité un choc violent, une vive émotion autant chez les intellectuels et les politiques progressistes que dans les milieux estudiantins de gauche(2). On comprendrait aisément, par conséquent, que cette écriture au vers coulant, ce cœur sur les lèvres s'emporte par moments au vertige, et tout naturellement, pour décharger sa bile. La redite, qui pourrait paraître comme un rabâchage pas assez conforme au sens premier de la poésie,  procède dans le présent texte de cette bile amère qui refuse de s'épuiser. Un jeune en colère, un enfant piqué au vif de la conscience, donnerait quelquefois des coups de poing à un mur ou une barre de fer, vains pour celui qui n'en voit pas immédiatement le mobile, sains et salutaires pour celui qui cogne ainsi à se faire mal. La vertu purgative de la littérature et de l'art acquiert tout son sens dans ce poème, en ce qui touche surtout aux cris lapidaires faisant le procès de l'assassinat.

Mais ce sur quoi nous devons nous arrêter ici, concernant précisément ces cris lapidaires, et si
besoin "embrouiller" le lecteur dans les  digressions nécessaires à la remise dans son contexte du poème de jeunesse de Belaid, c'est le clash par procuration fait aux blasphémateurs de  la gauche arabe. L'identité révolutionnaire de l'auteur et sa couleur, enracinée dans l'histoire,  confrontée à tous les clichés dont ils furent affublés, aux mensonges débités à leur endroit et à l'encontre des divers politiques ou intellectuels de cette gauche, que ce soit en Tunisie ou dans le reste du monde arabo-musulman. C'est ce que nous appelons ici clash par procuration. Avant d'en confier l'exécution au poème, rappelons deux ou trois points ici,  ne serait-ce que pour fournir aux non arabophones quelques clés indispensables au décryptage du texte.  
Pour commencer, nous dirons que ceux qui, en Tunisie ou ailleurs, ont pu se faire une certaine idée, ne serait-ce qu'à travers les médias, de la verve étourdissante de
Chokri Belaid, ceux qui ont aimé ses inoubliables coups de gueule contre le pouvoir et les forces réactionnaires en Tunisie ou ailleurs, ne manqueront pas de reconnaître dans ce texte la même veine, la même fougue révolutionnaire qui animait jusqu'à sa mort le leader du MOUPAD(3). Celui-ci n'aurait rien concédé au jeune qu'il était, si ce n'est la peau pas encore assez tannée par l'épreuve et le candide radicalisme du verbe, le ton impulsif appelé à s'adoucir dans la maturité, à sortir des vieilles ornières doctrinaires.

Écrit vingt-six ans avant l'assassinat de son auteur, ce poème, et qui s'en étonnerait? est devenu aujourd'hui une relique de Chokri Belaid. Il n'est que de voir le nombre de partages dont il bénéficie sur les réseaux sociaux, Facebook entre autres, pour mesurer ce que l'effusion de sang a valu et aux assassins et à l'assassiné. Ce don généreux tour à tour consenti et reçu à travers le présent poème montre, après les funérailles nationales grandioses de Belaid, que  la pensée libre et révolutionnaire de cet homme, ce qu'il incarnait de son vivant, inexpugnable, inextricable, restera toujours en vie.  Le jeune poète ne soupçonnait pas que la même main assassine, lapidée par sa voix alors qu'il n'avait que 23 ans, rééditerait le crime à travers sa propre personne. Il ne soupçonnait pas non plus que le panthéon qui a donné à Mrawa sa juste place dans la mémoire des peuples arabes, ce
temple dans lequel il a déposé lui-même son bouquet de roses, lui réserverait le même honneur sitôt assassiné.

La présente traduction
, qui n’est qu'une première copie, de ce poème de jeunesse de Chokri Belaid ne voudrait pas être perçue uniquement comme un simple hommage au martyr. Certes, l'hommage en soi ne serait pas une délicatesse de cœur ou d'âme de trop dans l'attachement légitime qui nous lie à nos morts. Mais la présente traduction voudrait être surtout une occasion pour inviter l'ensemble des Tunisiens, jeunes en particulier, et des Musulmans à travers le monde à honorer la mémoire de Belaid et de Mrawa, entre autres crucifiés de la pensée arabo-musulmane, en relisant surtout, de manière dynamique, l'histoire, la nôtre. Car le vrai combat est là, la bataille fondamentale entre nos assassins et nous se situe surtout au niveau de cette histoire lue en dents de scie par les apôtres de l'obscurantisme. A notre sens, certains sceaux plombant près de quatorze siècles d'histoire doivent impérativement sauter. Pour nous tirer de cette vieille amnésie qui frappe une belle part de notre mémoire. Car dans ces immenses legs du passé tantôt occultés tantôt falsifiés, il y a maintes objets qui nous ont été confisqués, de nombreux maillons qui nous ont été dérobés. Et à cet égard, nous ne dirons jamais assez que l'assassinat de Hussein Mrawa puis, 23 ans après, Chokri Belaid ne visent pas seulement à liquider de fortes têtes. Leur principal objectif, leur hantise perpétuelle, c'est de maintenir sous la chape en mortier ces objets et maillons volés à l'histoire. Les vrais enjeux sont là. Et quand on aura lu le poème de Belaid, et saisi le mordant du clash qu'on évoquait tantôt, on pénètrera davantage la portée de ces propos.

Il serait utile de rappeler également
que l'un des dadas traditionnels des islamistes, ceux qui se prétendent dépositaires exclusifs de notre histoire, c'est d'accuser à tort et à tout propos la gauche, les laïques, les communistes, les partisans du progrès en général, d'être à la botte de l'Occident. Nous en avons vu de belles démonstrations dans la campagne électorale qui a précédé les élections du 23 octobre 2011 en Tunisie. De belles illustrations dans les prêches de haine et de takfir (sentence d'apostat) prononcés sur les places publiques ou à l'intérieur des mosquées, de belles démonstrations encore dans les campagnes de diffamation télévisées où s'étaient investies -Aljazeera en tête, les chaines wahabistes relayées par les réseaux sociaux d'internet, de belles démonstrations aussi dans la série d'agressions perpétrées contre des artistes, des intellectuels, des avocats, des journalistes et des médias, depuis la chute de Ben Ali à la date de la présente publication. Et ce ne sont que quelques exemples.

Dada traditionnel mais commun à tous ces  faux dépositaires de l'histoire, voleurs, en fait, de la mémoire des peuples, puisque la main qui a assassiné Hussein Mrawa à Beyrouth,
Mehdi Amel au même lieu, Faraj Fouda en Egypte, Mahmoud Mohamed Taha au Soudan, Azzeddine Medjoubi, Cheb Hasni, Mohammed Racim et d'autres en Algérie, Mehdi Ben Barka, Abdellatif Zéroual, Saida Menebhi, Evelyne Serfaty au Maroc, et bien d'autres encore avant d'abattre à Tunis, le 6 février 2013, Chokri Belaid, est la même. Et ce serait une lourde méprise de croire que cette morbide hargne  contre l'esprit intelligent et dissident dans le monde arabo-musulman n'est qu'un trait de l'époque moderne ou ne résulte que  de l'émergence du wahabisme, il y a trois siècles. Elle remonte,  bien plus loin en réalité,  aux origines mêmes de l'islam, et surtout aux premières dissidences religieuses et politiques survenues au lendemain de la mort du Prophète.

A ce titre, le combat que Hussein Mrawa a payé de sa vie, contre ce mensonge séculaire par lequel

Hussein Mroueh

l'islam de la barbe et du pétrole tente de maintenir sous la chape de bitume l'autre islam, ou sa face rayonnante, est celui-là même pour lequel on a tué Chokri Belaid. Que n'a-t-on dit et redit, de son vivant, sur ce bâtard et sa gauche, sur le vendu, le sioniste, l'orphelin de la France, bref l'exemple type de déraciné et coupé de toute légitimité historique, et qui prétend à une place dans l'histoire de la Tunisie révolutionnaire! Que n'a-t-on ânonné à propos de la laïcité et ses partisans suppôts de l'impérialisme, de l'acculturation, de l'occidentalisation, et nous en passons...Et c'est là un mérite, et non des moindre, de ce poème de jeunesse de Chokri Belaid que de dire aux menteurs: "taisez-vous!" Les coups au vitriol du clash allant de pair avec les coups de poing au mur, tout en prenant en charge cette violence qui jaillit des tripes disent leurs quatre vérités, et de vive voix, aux menteurs et ignares crottés qui insultent les intelligents .
"Taisez-vous!" parce que l'histoire de la barbe et du pétrole -et nous expliquons autant que paraphrasons le poème- n'est pas l'histoire des peuples.
"Taisez-vous!" parce que les annales des vainqueurs aux élections ne sont pas plus honorables que le torchon de catin d'histoire officielle vôtre qui n'est pas celle des peuples ni de leurs pays. Carthage dans les écrits de Tacite nous le dit, Bagdad dans les médias atlantistes ne contredit pas le dit. De tout temps les vaincus n'ont pas de voix dans l'histoire qu'on écrit, saigne et enseigne.
"Taisez-vous!" parce que votre hargne contre la gauche est essentiellement motivée par votre haine séculaire de tout ce qui est intelligence humaine. Et Chokri Belaid qui fustigeait, peu de temps avant son assassinat, les "ennemis jurés de l'intelligence tunisienne" savait bien de quoi parler, qui citait tant et tant d'exemples illustrant cette inimitié presque naturelle entre les obscurantistes islamistes et l'intelligence qui les contrarie en tout temps.
"Taisez-vous!" parce que votre hargne contre  la gauche est en parfait accord avec le vieil air des pouvoirs locaux dont vous-mêmes, à une certaine époque, avez eu votre part à en souper. Dans les années 70, la presse de Bourguiba, les plumes inféodées aux multinationales américaines disaient, elles aussi, des militants de l'UGTT et ceux de l'UGET qu'ils  étaient des traîtres à la solde de l'étranger.  Un leitmotiv de ces belles envolées oratoires contre la gauche revenait souvent sous ces plumes:"Quand il pleut à Moscou, la gauche tunisienne ouvre le parapluie à Tunis". La chanson n'est pas inédite, loin de là, trop usée, trop affadie.
"Taisez-vous!" parce que la gauche tunisienne et arabe est issue des racines de l'histoire, sa propre histoire, qu'elle n'a rien à se reprocher concernant son enracinement identitaire, qu'elle peut revendiquer
ses combats progressistes, la laïcité, l'émancipation de la femme, le socialisme, le communisme -et bien d'autres valeurs et utopies  attribuées indument à la seule culture occidentale, sans avoir à se faire déboiter de son corps arabo-musulman!  La révolte du Bassin minier en 2008, de
Ben Ghedhahem en 1864, en Tunisie, ou celles, en Irak en d'autres époques, des Zenjs et Carmates, la voix de Belaid notre contemporain et dans la Tunisie d'aujourd'hui ou celle d'Abou Tharr Al-Ghifari dans l'Arabie du Prophète, maillons de la même chaîne, pièces du même puzzle, attestent de cette vieille et indéniable légitimité identitaire des forces du progrès auxquelles les apocryphistes de l'histoire, les corbeaux qui croassent et leurs ailes leur tenant de chœur,  dénient obsessionnellement le sang arabe ou musulman."Taisez-vous!" parce que vos vieux mensonges ne trompent plus que les disciples de votre nuit, ou ses dupes. Et il n'est que de s'arrêter sur le référent culturel de ce poème, les mots sommairement annotées en traduction, pour comprendre de quoi tiennent au juste vos mensonges. Le jeune Belaid de 23 ans, armé de ses Droits, de ses Belles lettres et d'une solide connaissance de l'histoire, a fait de vieille date le juste procès de cette histoire confisquée et prostituée par la barbe et le pétrole.

C'est là, au cœur de ce combat fondamental entre forces du progrès et forces rétrogrades, qu'il faut placer le vrai contexte de ce poème. Belaid nous y restitue les belles pages que l'école ne nous enseigne pas, que les livres expurgés, la pensée puritaine, les chiens de garde de la doxa, les cheiks dévoyés par les rials des palais, imbus de leur savoir merdeux, refusent de céder à leurs justes héritiers.

A son juste légataire et testateur, nous cédons enfin l'écrit et le juste cri.


                                                                                                                           
        Ahmed Amri
                                                                                                                                      17.02.2013


 
tes larmes ne pouvaient irriguer
la terre désolée
mais l'encre jaillie de tes mains
insultait les dieux des impies
tout va bien pour le pays
Bagdad s'endort
et gouverne terre et pavés
tu étais son chevalier
et son jardin secret pour toi
n'avait plus de secret

Hussein l'oriflamme
debout!
les Arabes de l'Arabie des crabes(4)
fusionnant leur haine
quand leur potentat est tombé
ont autorisé l'effusion de ton sang
potentat: il n'y en a pas
les Zenjs(5) étant sous ta plume
l'épopée de la terre
des dissidences et des sels

Dans les nuits de supplice
ils ont déclaré
propriétés communes
aux déshérités
la portée du regard
et le sable
et chevauchant la dissidence
aux confins de la terre
contre l'expansion de la ruine
debout Hussein l'oriflamme
Bagdad s'endort
sur le trône douillet
et Hamdan(6) a appelé
les déshérités du pays
venez, dit-il,
voici le vin du Calife
tiré
des corvées mortelles
suant
vos mains et fronts
désamarrez vos barques
tendez vos mains étrillées
rendues exsangues
par la taxe du Calife
et son Parlement
mon sang est un sceptre
rassemblez votre sang
et suivez-moi
je suis le sable
le pays
la terre
et ceux qui viendront
je suis la ligne de démarcation
entre l'amour vôtre
et la folie

et vous
le début des affres du soir
quand trahissent les ans

debout Hussein l'oriflamme
ouvre les fenêtres
de notre histoire close
hisse tes papiers
la plume
et nomme par ses noms
le pays
laboure le voilé
éclabousse de leurs péchés
les barbes des ténèbres
et triomphe pour la populace
le rebut humain qui a maçonné notre gloire
et fourbi pour le combat ses armes

Se sont gommées
se gomment
toutes les cours
et les classes
qui de notre sang ont acheté
des odalisques
et métamorphosé en crânes
nos visages
nous avons fait nos matines
sur le corps cimetière
alors qu'un cor criait
me voici Hamdane
venant à dos d'une jument
attelée à la colère
pour recoller les fragments
de la diaspora arabe
les débris de la mémoire des exténués
sur le pavé

il crie
je suis le Carmate
et toi  mon prolongement Hussein
tous les pays
sont ma patrie
moi le Carmate
le hirsute des palmiers
la fougue des chevaux
battant des sabots les déserts
je suis une fleur
à la Galilée
et sur les terres nègres

Prends-en acte sur ton cahier
à la plume consigne ce dit

Hussein l'oriflamme
le trône du potentat est tombé
quand pliant leur épiderme
les esclaves ont brandi
les armes

le néant leur a dit
debout Hussein l'autorisé
face aux tribus
aux classes mâtinées
aux charognes
tu les avais mises à nu
mis à nu leurs lubies
et les alibis leurs
debout Hussein le phare
fossoyeur des faits et gestes
enténébrés
de nos ennemis
debout Hussein, l'oriflamme
les barbes qui ont squatté
l'histoire de tous les palais
ont envoyé les chasseurs de sorcières
te réclamant
avec ou sans linceul

debout
et barde-toi de mon sang
mets-toi à l'ombre
de mon linceul
des larmes de millions
du soupir amoureux

debout
tu es le pont des rêves
joignant deux épopées
la sensuelle appétence
du voyage éternel
et l'hymne du matin
debout Hussein l'autorisé
tu n'es pas mort
quand ils ont délégué
la sale mine de la lâcheté
habiter ta dépouille souveraine
soixante-dix-neuf ans(7) durant
tu sillonnais le pays(8)
qu'ils ont caché
entre les palais
et une prostituée
courtisane du Calife
qui sirotait savoureuse
la sueur coulant vers les bateaux

tu n'est pas mort
ni tu n'es linceul
toi l'auteur qui a ciselé
le long de la partie de chasse
notre chanson de geste
dans la pierre qui polit
le visage
jusque ton ultime chant
dédié à ce temps
tu n'es pas mort
auteur de notre odyssée
qui a lacéré
toutes les sectes
et la barbe traitresse

déploie ton corps
à perte de vue
dénude la chimère
et les visions rancies
fais ta prière, Carmate,
sur la nation
du pétrole et des masques
debout Hussein l'oriflamme
nous les épuisés
la cendre du pays
demanderons à l'esprit
de prendre congé de son âme
à ton corps notre adieu
à l'obscurité son jour "J"
au Calife
et ses belles odalisques
les allégeances des dévoyés
mais à l'alternative
sa couleur
qui lui échoira
à l'heure où dans tes mains
elle brandira son héritage
et une autre couleur en-sus
qui couvre les champs
l'alternative ira vers toi
dans le chant de l'Internationale
Et Beyrouth
mère des villages et des cités
t'a suivi dans ton cortège de martyr
elle a consenti un moment
pour pleurer Hussein assassiné
quelques larmes
mais par le sang
elle jura fidélité

debout Hussein notre bannière
assiège la ridda(9) qui tempête
les tribus ont investi
la djobba pétrolière
dans une barbe
et sont venues
pour tuer en nous
la portée des sens
elles combattent
la science de naissance
et reproduisent
clonée
la guerre d'extermination
quand leurs desseins
ont été découverts
dénudées
leur débauche et l'odalisque
le dieu des sectaires
ne pouvait admettre
ta survie
ni se complaire
à ta vue
Rawandī (10) de l'ère des Banques
et leur Parlement
Beyrouth pleure le martyr des esclaves
le parfum du Carmate
ta larme emperle
du sel des Zenjs
ton sourire s'irradie
de la Kuffa(11) dissidente
la voix d'Ali(12)
aux déshérités
"unissez-vous,
vous les épaves des batailles
le rebut des royaumes
la graine délaissée
debout!
Mu`âwîya(13) a mobilisé
les siens, ses proches,
les commerçants de la cité
et les anges apostats
debout donc
le Carmate de ces temps
est venu
braise et désir effréné
debout mes frères!
voici Hussein qui établit
une pile de sang
façonnée de vos larmes
des interminables nuits
d'esclaves de marais
d'ouvriers de Beyrouth
et d'épuisés sur le pavé
tout au long de ce pays

que s'étiole
se fane
et crève
sur la barbe infecte
la djobba du pétrole!

ô présent méprisé
comment la mère des cités
recevra-t-elle son fils?
comment coulera-t-elle ses nuits?
qui sèchera ses larmes
et répondra à l'Etat-Secte?
qui protègera le fils
et le sang qui bouillit
contre la folie des tribus
alors que Beyrouth
est pris en sandwich entre les deux?
Beyrouth une fillette entre eux apeurée
réponds Hussein: comment tu t'es tué?
comment tu meurs
toi notre cheikh
notre père réponds
toutes les parties
jouent leurs faux billets
investis dans des boites de nuit
de notre terre qui saigne
ohé, sudiste!
déploie ton corps à perte de vue
et déclare la pharaonisation (14)
rallie-toi aux mains empoussiérées
contre le corbeau qui croasse
ses oripeaux sont tombés
qui masquaient le museau des chacals
ses oripeaux sont tombés
mais non tombé en obsolescence
le masque

Beyrouth
raccourcit les temps
et déclare
la jument rétive
le verset du trône
le pétrole
cibles à abattre
au fur et à mesure
du combat
en dehors de cette oriflamme
bannière ensanglantée
qui éclaire les voies de la commune
et donne son aubade
à une partie qui a pris à loyer
une barbe des âges incultes
et s'est dressée
décrétant la restauration
de l'hégire caduc

nulle part sur terre
et dans la mère des cités
le mépris de la ridda
la hargne des réactionnaires
n'a d'objet
à part nous
père qui a creusé
de notre sang
et des reliefs de nos jours de peine
libéré l'abrégé de nos propos
autorisant le hissement des voiles
sous le pavillon
du Carmate et ses partisans
quand
redressé droit sur les pauvres
le temps a dit:
propriété collective est
la terre
notre mère
et la prise d'armes
magistrature suprême
maîtresse de notre destin
qui fera basculer les rapports
dans le fort de la mêlée

Ohé, sudiste étoilé!
soixante-dix-neuf ans
que tu sillonnes le pays
appelant les gens
à ne faire la prière
que pour leurs bras retroussés
devenus forteresses
déploie ton corps à perte de vue
et déclare la pharaonisation
rallie les mains empoussiérées
contre le corbeau qui croasse
ses oripeaux sont tombés
qui masquaient le museau des chacals
ses oripeaux sont tombés

tu n'es pas mort
quand fut annoncé
ton assassinat
nous étions à préparer l'hymne
et écrire nos versets dissidents
nonobstant les sentinelles dressées
une franche catine de barbe
happe notre chair et les affamés
et huche Yazid(15)
pour se partager avec
la bouchée qui reste

tu n'es pas mort
mais impératif
était ton sang
pour déshabiller le cadavre creux
et faire l'histoire de ce pays
ohé, toi l'enfant, notre cheik(16), notre père
mûri par les épreuves
sceptre des cités
tu es
héritage nôtre
ligne de suture
entre la perspective
et les rêves

notre terre
n'a jamais été stérile
ses zenjs se renouvellent
ses Rawandī
s'allongent
ses Carmates
rythment les pas

de nos valses

debout Hussein l'oriflamme
ton sang se venge
de ceux qui ont prostitué
l'histoire
et cette phase

allons aux déshérités
ici l'épopée
et le Carmate a juré
de venger ton sang
nous mourons
mais pas de répit
dans la guerre livrée
à la classe félonne

aux ennemis leur religion
aux ennemis leur religion
et à nous
indigence et pharaonisation

Chokri Belaid
novembre 1987

Traduction A.Amri
16.02.2013

________________________________________

NDT:

1-
Penseur marxiste libanais, membre du comité central du PCL et grande figure du communisme au Liban et au monde arabe, auteur de Les tendances matérialistes dans la philosophie arabo-musulmane, mort assassiné le 23 novembre 1987, à l'âge de 77 ans.

2- Rappelons ici, parmi tant d'hommages à la mémoire de Hussein Mrawa, celui de Abdeljabbar Eleuch, poète tunisien, que nous avons traduit peu de temps avant l'assassinat de Belaid.

3- Un exemple de ces plateaux de télé inoubliables est traduit en français ici.

4- Contre toute apparente trahison du texte original, dans l'esprit du jeune poète c'est bien "crabe", mot tunisifié et connoté péjorativement, qui correspond à العاربة "al-ariba", terme ségrégationniste par lequel se désignaient autrefois les Arabes de souche arabique, voire mecquoise, par opposition aux Arabes المستعربة "arabisés" venus d'autres contrées, c'est-à-dire rétrospectivement naturalisés.    

5- Zenj (Zendj): en ar. nègres, sont
des milliers d'esclaves qui, sous le califat abbasside, travaillaient dans des conditions pour le moins inhumaines comme ouvriers agricoles dans les marécages du Chott al-Arab. En 869, sous la conduite d'un chef persan, Ali Ben Mohamed, ils se révoltent, s'emparent de Bassorah et menacent Bagdad. Leur soulèvement est devenu une référence dans la culture révolutionnaire arabo-musulmane, comparable à la révolte des communards français.


6- Hamdan le Carmate, leader de l'insurrection des Carmates qui, rassemblant les pauvres et les laissés en compte en Irak, a conduit à l'établissement, dans ce pays d'abord à Al Kufa, puis après le siège, sur l'île du Bahrein actuel et s'étendant au Yémen, d'un Etat indépendant du califat fatimide, première réalisation dans l'histoire humaine d'un régime communiste. Cet État a duré 124 ans, de 899 à 1023.

7- Nous avancions en exergue que ce texte serait "un papier en verve", resté inchangé: les 79 ans attribués à Husein Mrawa, au lieu des 77 vécus, pourrait se révéler comme un autre indice étayant cette hypothèse.

8- البلاد "al-bilad", quoique singulier, a souvent valeur de pluriel en poétique arabe. En ce qui concerne la mobilité du penseur ici illustrée,  Hussein Mrawa a vécu au Liban, en Irak pendant 17 ans et à l'Union soviétique où il a préparé et obtenu un doctorat.    


9- Ridda (recul, défection, rebond) désigne d'abord le mouvement d'apostasie qui a suivi la mort du Prophète. Dans le jargon de la gauche arabe, ridda signifie réaction, attitude réactionnaire.

10-
Considéré comme « Zindīq » (manichéen), Ibn al-Rawandi (827-911) est une grande figure la pensée libre dans le vieux monde arabo-musulman

11- Kuffa (sud de l'Irak) est de tout temps l'épicentre des dissidences politiques à travers l'histoire arabo-musulmane: de Ali Ibn Abou Taleb (cousin et gendre du Prophète) aux Carmates, des premiers chiites à nos jours, elle est le foyer de soulèvements continuels contre le pouvoir central.

12- Ali Ibn Abou Taleb (cousin et gendre du Prophète). Les propos que le poète attribue ici à ce personnage ne sont pas qu'une simple envolée lyrique: Yazid et son père incarnaient le pouvoir du clan "Omaya", l'autorité impopulaire au service d'une élite nantie, alors que Ali ne se distinguait du commun des musulmans que par sa parenté avec le Prophète.

13- Mu`âwîya (602-680) est le premier calife omeyyade. Pour avoir combattu les petits-fils du Prophète, boudé la prière en public, pratiqué la discrimination envers les musulmans non arabes (mawālī), consacré la transmission héréditaire du pouvoir, entre autres points négatifs qui lui sont attribués, ce personnage a acquis un triste renom, que son fils lui succédant à sa mort ne fera que renforcer.

14- Pharaonistaion "فرعنة " semble emprunté plus à l'acception tunisienne du mot qu'au sens que peut connoter Pharaon. "Se pharaoniser" signifie
être combattif, battant, irréductible.

15- Fils de Mu`âwîya (645- 683) et premier successeur de celui-ci au califat omeyyade, Yazid est réputé surtout pour sa débauche d'ivrogne impénitent et la répression sanglante de ses opposants à al Kuffa. A ce propos précis, les chiites et la plupart des musulmans sunnites ne lui pardonnent pas de s'être souillé les mains par le sang du petit-fils du Prophète, Hussein, tué avec un grand nombre de sa famille et ses partisans à Kerbala .

16- Constamment émaillé de références implicites à l’œuvre et à la pensée de Hussein Mrawa, le poème fait allusion ici à l’œuvre autobiographique du penseur: ولدت شيخاً وأموت طفلا Je suis né cheikh et je mourrai enfant


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